– Je vous intrigue, Dolorès ?

Dolorès en effet aurait dû être frappée de ce que Bernard eût brisé les ailes de sa petite victoire de Samothrace pour voir jusqu’où allait son élan, de ce qu’il eût défendu avec acrimonie, depuis la première minute de leur rencontre, la supériorité des sculpteurs, des généraux, des coureurs pédestres français. Dolorès, étudiante en lettres, éprouvait en face de tout événement l’impression qui y correspondait exactement. Quand on lui annonçait une mort, elle en était toujours affectée, elle n’oubliait pas de plaindre, comme il est naturel, ceux qui restent. Quand elle apercevait un baptême, elle était joyeuse. Sa joie d’ailleurs, comme son deuil, avait des délais précis. Et, auprès d’elle, les gens n’étaient plus une confusion de défauts et de qualités. Ils semblaient n’avoir qu’une caractéristique. Ils devenaient leur propre personnification. Elle les pesait et les jugeait d’un regard, ainsi qu’on pèse, dans les magazines, les nations alignées les unes auprès des autres, selon leur production de maïs ou de cuivre, la première géante, la dernière presque invisible. Si Bernard l’intriguait, c’est qu’il y avait vraiment en lui quelque chose d’attirant, ou de mystérieux. Il en doutait. Il attendait la réponse avec impatience.

– Vous pouvez parler franchement, Dolorès. Une vérité ne me blesse point. Elle passe en moi sans que je m’en aperçoive, fût-ce par le cœur. Je ressemble aux enfants qui ont avalé une aiguille. Elle fait son chemin et sort toute seule.

Si Dolorès le blessait, il avait d’ailleurs le recours de savoir que les jugements de Dolorès étaient plus nets que nuancés. La décision ne va jamais sans quelque naïveté : Elle était naïve. Elle croyait avec persévérance au sérieux de ses occupations. Elle était de ces mortels consciencieux pour qui restent à l’ordre du jour les questions séculaires, le canal des Deux Mers, la langue universelle. Le progrès eût consisté, pour elle, à résoudre les problèmes historiques, celui de l’existence dernière, celui du vers pindarique, celui de la Vénus sans bras. Seule l’énigme du chevalier d’Éon la laissait indifférente parce qu’elle éprouvait pour les travestis une aversion insurmontable... Mais il s’agissait de savoir s’il y avait un problème Bernard.

Ils avaient porté leurs chaises jusqu’à la rampe de la fontaine Médicis. Bernard allait victorieusement comparer à cette baignoire italienne les vasques de Saint-Cloud. Mais pourquoi insulter un objet ami ? Il se tut. Les promeneurs habituels s’égrenaient. Un enfant laissait jouer le bâton de son cerceau le long des grilles du jardin : Toutes avaient le même son, celle qui contient une barre d’or, selon la légende, devait être aux Tuileries, ou à Bagatelle. Une Anglaise s’était plantée au milieu de l’allée, aussi maigre que son ombre. On n’aurait eu, comme sur un levier d’aiguillage, qu’à appuyer sur elle pour que l’ombre se levât, et quelque pensionnat, derrière, eût déraillé.

– J’ai vingt-trois ans, Dolorès. Et pas un roman, pas un article à mon actif. Pas un crime !

– Quelque âgé que vous soyez, mon ami, vous trouverez toujours un homme de génie qui attendît votre âge pour commencer.

– Mais on doit du moins, Dolorès, pendant la période d’attente, sentir en soi une force, une puissance...

Elle prit les yeux impersonnels d’un médecin.

– Qu’y sentez-vous ?

Ce qu’il y sentait ?... S’il baissait les paupières, il y sentait un vide, un vide qui aspirait vers le centre pommettes, lèvres, poitrine ; un vide qui déroulait son cerveau par bandes d’ouate ; il y sentait un cœur battre, un cœur s’arrêter. En somme, il n’y sentait rien. Ce domaine était ouvert à tout venant. Le chant des oiseaux y résonnait ; une phrase banale de Dolorès faisait tout onduler. Il se sentait impuissant, il lui manquait une tête, des bras : le problème Bernard se posait.

Dolorès le résolut sans l’ombre d’une hésitation.

– Ce que vous avez, Bernard, c’est le péché de l’esprit.

– Le péché de quoi ?

– Chacun de vos sentiments contient, pour le ronger, un ver. Vous êtes de la race des sombres. Vous tenez ce vice du grand-père dont vous me parliez hier, ce capitaine de louveterie qui se tua dans les bras même de sa maîtresse. Toute chose vous montre d’elle-même son néant. Regardez-moi bien en face, ami. Dites-vous que je suis une femme, avec ses maux, avec ses faiblesses. Dites-vous que je deviendrai vieille. Je suis certaine que vous voyez déjà sur mon visage quelque masque, quelque vernis malsain ?

Il regarda. Il ne voyait ni masque, ni auréole ; à peine quelques couperoses. Il voyait des traits agiles et aimables. Et il s’en trouvait humilié, car ce n’était pas la première fois qu’il essayait de se surprendre un cœur amer et compliqué. Que de fois, auprès de son ancienne amie, il avait cherché à éprouver le malaise, le dégoût qu’annonçait Dolorès. Toujours sans succès. Au début de la liaison, il se méfiait, comme un passager novice se défie du mal de mer, le redoutant mais le taquinant. Chaque jour, à mesure que l’amour et l’habitude l’attiraient avec plus d’ardeur vers Georgette, il croyait découvrir en lui les indices d’une irrésistible répulsion. En vain. Et pourtant Georgette était à égale distance de la perfection et de la laideur. Georgette ressemblerait un jour à sa mère, qui était hideuse. Georgette avait la manie d’envoyer à Bernard des cartes postales où elle médisait de la concierge de son ami. Elle appelait les hommes des boulangers. Nue, elle avait toutes les apparences, grâces et défauts, d’un jeune animal. Elle sautait en voltige sur les fauteuils, s’étendait le ventre au tapis. La fatigue et le sommeil tombaient sur elle à l’improviste, la marbrant, la craquelant. En vain. Le jour où il lui découvrit des rides, Bernard se surprit à les embrasser, comme on embrasse une égratignure.

Il prit la main de Dolorès, lentement, affectant de la prendre à regret. Méfiante et compatissante, elle la donna avec l’appréhension de l’infirmière qui tend son miroir à un homme défiguré. Il s’y regarda longuement.

– Je me rappelle, commença-t-il...

Il mentait. En réalité, il ne se rappelait jamais rien. Il était même effrayé parfois de se sentir dénué de passé, de souvenirs. Son enfance s’était écoulée sans particularités. Ou du moins, alors qu’à tous ses camarades étaient arrivées des aventures, alors que les détails d’une période de leur vie se groupaient naturellement, sa vie à lui n’avait pas d’épisodes. Pourtant il avait laissé ses dix premières années au milieu de cinquante ouvrières bavardes, dans l’atelier de son oncle. À elles cinquante, suivant un illustre exemple, elles n’avaient pu remplir un seul recoin de sa mémoire. Il ne se rappelait pas davantage un événement de lycée qui pût devenir une anecdote. Il inventait donc son passé quand il en avait besoin ; il y logeait les aventures que son imagination bâtissait sans répit ; et il défaisait ses souvenirs d’occasion après chaque récit ainsi qu’un prote, le cliché une fois inutile, remet en place ses caractères.

– Je me souviens qu’un jour, vers mes sept ans, voisins et parents se mirent à me considérer avec curiosité. Ils chuchotaient à mon approche ; je distinguai dans leurs murmures tous les prénoms de mes cousines ; on m’annonça que nous partions pour la Provence, où elles habitaient, et l’idée me vint que l’on voulait me marier. D’angoisse je dormais à peine. Je pleurais en cachette chaque matin et chaque soir.

Il s’arrêta une minute. Il aimait à parler en versets. Et depuis longtemps il tenait prête une description du midi.

– Le jour du départ arriva... C’était l’automne, comme aujourd’hui. Jusque-là, je ne l’avais vu que dans notre petit jardin carré, qu’en hauteur. Le train perçait maintenant pendant des lieues entières l’air le plus coloré et le plus inerte. Les vendangeuses, Dolorès, étaient penchées sur les vignes comme les laitières de mon pays sur la vache qu’elles vont traire. Des petits chevaux aux fers étincelants disparaissaient dans le crépuscule, supportés par quatre croissants. Venaient des pays nouveaux où l’accent plissait les mots comme une ruche. Il faisait chaud. On était plus près du soleil de toute une longueur de bras.

Il s’attardait à ces détails. Il feignait de n’aborder qu’avec répugnance le moment du récit où paraissaient les femmes.

– Et vos cousines ?

– Je vécus avec le cocher, loin d’elles. J’échappai comme je pus à leurs caresses. Il me semblait que les femmes forment sur le monde une masse qui se confond, respirant à la même cadence, tandis que les hommes vivent isolés, solitaires. Un jour, mon arrière-grand-tante Céline, qui avait connu André Chénier, voulut me faire des papillotes. Je m’échappai et brisai un vitrail. On comprit qu’il n’y avait rien à tirer de moi. On renonça à me marier... Dolorès, je vous aime.

Il était fier de sa conclusion. On pensait à toute la fatalité.

– Mon pauvre Bernard, essayez, du moins.

Il y avait encore dans le jardin quelques erreurs d’éclairage. Les taches de soleil maladroitement projetées à travers les arbres ne recouvraient pas exactement les massifs. Mais quelle harmonie, quel timbre délicieux avaient ce soir l’air et le zéphyr ! Les fils de la Vierge pendaient tout droits. C’était peut-être eux, comme les fils suspendus dans les halls du Conservatoire, qui donnaient au ciel cette acoustique divine. Bernard, pour essayer sa voix, voulut appeler une gamine qui vendait du mimosa.

– Laissez, dit Dolorès, cela sent la pharmacie, je n’aime pas les fleurs en pilule.

Il se tut. Les bouquets coûtaient d’ailleurs un franc. Mais aussi ce simple mot l’avait humilié et déconcerté. Toute réponse heureuse – et il jugeait heureuse la phrase de Dolorès – lui semblait volée, à lui volée. C’était justement, il s’en rendait compte après coup, la seule qu’il aurait pu imaginer. Que dire maintenant du mimosa ? Talleyrand avait ainsi prononcé sur la mort du duc d’Enghien, Aurélien Scholl sur les femmes rouges l’unique boutade qu’aurait pu trouver Bernard. Après chaque plaisanterie, il avait ainsi l’impression qu’on venait de faire le dernier mot d’esprit. Mais surtout il enviait Dolorès, il enviait ses camarades, il enviait paysans et citadins de parler nettement, de prononcer, sans avoir eu à la chercher, la seule demande ou la seule réponse naturelle. Une nécessité implacable les écartait de la fantaisie, dictait leurs réponses et leurs gestes. Ils ne semblaient pas s’apercevoir qu’on peut raconter les mœurs des hippopotames à celui qui demande s’il fait beau temps. Il avait l’impression, à les entendre, d’entendre un gramophone, à les voir, de suivre un cinématographe. Seul dans ce monde, lorsqu’il allait parler, il avait à faire le choix entre une phrase stupide, une phrase poncive, une phrase élégante. Il ne réussissait à avoir sur un sujet l’idée originale qu’en se demandant :

– Et un homme intelligent, Sainte-Beuve par exemple, que penserait-il de cela ?

Il ne réussissait ses conférences que s’il les avait commencées en se répétant :

– Je prends un orateur, élève de Bossuet, sobre, incisif, un peu grandiloquent. Que leur dirait-il ?

Ainsi l’université ne lui avait appris que le pastiche, avait déboité, au lieu de les mélanger en un Bernard composite, tous les mérites qui somnolaient en lui comme les poupées dans une poupée russe. Il était bon, il était modeste, il était romantique ou arriviste par journées. En ce moment même, pour parler avec émotion à Dolorès, il n’était pas sûr de ne pas penser à Fromentin – quand Dominique rêve, rêve – ou plutôt à Montozat, son camarade de régiment, qui gémissait auprès des femmes avec une telle fougue qu’elles résistaient rarement.

– Dolorès, consolez-moi. J’ai perdu toute confiance. Je ne trouve rien dans la vie de ce que mes maîtres ou mes bonnes m’ont annoncé. La force ? l’habileté ? À part les clowns dans les cirques et les hercules sur les places, qui donc peut briser une barre de métal, ou porter son ami à bras tendus, ou lancer au ciel la première assiette venue et la rattraper sans émotion ? Et il en est de l’esprit comme du corps. Le génie ? le sublime ? Cela existe-t-il ? En avez-vous jamais eu l’impression ? Quand je lis un chef-d’œuvre, il me semble, en effet, que c’est très beau, très habile, mais c’est justement, à une ligne ou à une césure près, ce que j’étais capable d’écrire. Il n’y a pas un vers dans Racine qui par nature dépasse, non pas mon intelligence, mais mon adresse. J’aime comme il aime. Je suis précieux et ardent et sévère. Dans Victor Hugo, un seul distique, que je ne vous dirai pas. J’aurais pu surtout, je crois, écrire tout Théocrite. Je devinais que deux bergers, dans un pays que j’imaginais vallonneux à la fois et marin, avaient été voir renaître le printemps. Je devinais que deux Syracusaines, vêtues d’étoffes mordorées à revers cerise dont je n’avais qu’à copier les noms dans le dictionnaire d’antiquités, avaient, bavardes, agaçantes, voulu voir mourir Adonis. J’allais composer des poèmes que j’aurais appelés idylles, c’est le terme classique, quand je les ai lues, par bonheur.

– Vous plaisantez toujours ! Et il n’y a point de raison pour que vous preniez ma main... Nous ne nous aimons pas.

Il y avait un moyen de n’être jamais à court de réponse. Il retournait la phrase entendue comme on retourne un gant.

– Nous nous haïssions moins encore, Dolorès. Il n’y a pas de raison pour que vous la retiriez.

– Laissez-moi. Regardez comme l’Odéon est joli, ce soir.

Joli, l’Odéon ? Jusqu’à ce jour, le soupçon qu’il ne fût pas affreux ne l’avait jamais effleuré. Il se trouvait ridicule d’habiter à son ombre, moins massive d’ailleurs que lui. Dans son projet de la réfection de Paris, il était convenu qu’on l’enduirait de pétrole – du roumain, il s’infiltre mieux – et qu’on le brûlerait. Or, maintenant qu’il était prévenu, il trouvait en effet quelque modestie à ses puissantes assises, quelque pittoresque aux galeries creusées dans ses flancs pour les impatients auteurs. Il se sentait mortifié d’en avoir dit, d’en avoir sincèrement pensé tant de mal, et de ne point trouver aujourd’hui de motifs à ses calomnies. Pourquoi toutes ses idées avaient-elles donc, dès qu’un autre les contestait, comme la tapisserie la plus parfaite, un envers incompréhensible et laid. Pourquoi aurait-il eu maintenant de la mauvaise foi à contredire Dolorès ? Évidemment l’Odéon était joli. Ses girouettes Directoire tournaient délicieusement. C’était à désespérer. Tous les monuments qu’il dédaignait, alors, devaient être également des chefs-d’œuvre ? Il s’ingéniait à découvrir leur pittoresque. La colonne de la Bastille était la garde d’un glaive gigantesque enfoncé dans le sol de la Bastille même. Le Sacré-Cœur, à travers les myrtes des Buttes Chaumont ou les polonias de la Place d’Italie, composait subitement un mirage hindou ou byzantin. Et le Panthéon, par contre, qu’il admirait sans restriction, n’était-il pas coiffé d’un dôme trop étroit ? Était-il laid, le Panthéon ?

Dolorès le regardait anxieusement.

– Je vous intrigue, Dolorès ?

– Non... vous êtes sympathique...

C’était toujours cela. Ils revenaient vers la Sorbonne, silencieusement. Bernard, au terme de chaque soirée, renonçait à se duper soi-même. Il repassait sans pitié ses mensonges, ses improvisations de la journée : il enlevait ses faux bijoux. Son grand-père n’était point capitaine de louveterie ; bourrelier, il n’était renommé que pour tuer à chaque ouverture un chien de chasse. Son arrière grand-tante Céline n’avait jamais connu André ni même Marie-Joseph Chénier, elle n’était de sa vie sortie d’Aubusson, et, la seule peut-être de la bourgade, n’avait même rien à voir avec les célèbres tapis. Ainsi il se retrouvait, chaque soir, roturier, pauvre, inconnu. Et son talent, il en doutait fort. Et sa santé, il était cousu de furoncles. Son fameux éclair lui-même était peut-être une comédie.

Il risqua le tout pour le tout : il abaissa brusquement les paupières, il refit son contrôle, bravant les conditions déplorables. Bien lui en prit, ce fut un éblouissement. Des gerbes, des rivières, des fusées étincelèrent. Le disciple de Bossuet, sobre, incisif, un peu grandiloquent, aurait murmuré :

– Heureux Bernard, heureux celui qui pour veilleuse, dans notre nuit, dispose d’une telle lumière !